09-08-2025
Droits de douane: le risque d'une «crise majeure» pour l'industrie suisse
Nabil Francis, patron de Felco, à Neuchâtel, alerte sur la «crise majeure» provoquée par les surtaxes américaines dans l'industrie. Publié aujourd'hui à 17h44
Installé aux Geneveys-sur-Coffrane, dans le canton de Neuchâtel – le plus touché de Suisse romande – le fabricant d'outillage haut de gamme Felco exporte le quart de sa production aux États-Unis. Directeur général de ce symbole du Swiss made, Nabil Francis explique comment l'entreprise tente de gérer la situation.
Felco
En bref:
Alors que les employés sont sur la route du retour des vacances des secteurs mécanique et horloger, la gueule de bois règne dans toutes les directions d'entreprise. Le canton de Neuchâtel est en première ligne. Juste derrière Nidwald, canton le plus exposé du pays en raison de sa dépendance à l'égard du constructeur aéronautique Pilatus. Ce dernier a annoncé vendredi ne plus livrer d'avions aux États-Unis, invoquant le «désavantage concurrentiel considérable» des surtaxes douanières de 39% imposées aux produits helvétiques.
La crise s'annonce profonde. Le président de Swissmem, l'association de l'industrie des machines, évoque une industrie exportatrice «à l'agonie». «Blick» attire l'attention sur Ricola, qui réalise 40% de ses ventes outre-Atlantique. Et si un géant comme Nestlé fabrique la grande majorité de ses produits destinés au marché américain sur place, ses capsules Nespresso viennent de Suisse. Le fabricant de dispositifs d'injection Ypsomed a indiqué qu'il allait transférer sur ses sites allemands sa production destinée aux États-Unis.
Le label Swiss made devient-il un handicap? La réaction de Nabil Francis, directeur général de Felco. Basé aux Geneveys-sur-Coffrane (NE), le fabricant de sécateurs haut de gamme exporte un quart de sa production outre-Atlantique.
Encore la gueule de bois trois jours après le choc d'une taxation à 39% des produits Swiss made par l'Amérique?
Bien sûr que je suis déçu. Je m'attendais à un tout autre dénouement. Nous avions déjà mis en place une cellule de crise. Nous allons maintenant activer les scénarios posés sur la table. La situation est claire. En rajoutant les barrières douanières déjà en place, nos produits seront taxés à 42% en arrivant aux États-Unis.
Impossible à répercuter sur les prix de vente de vos sécateurs?
Le calcul est plus complexe. Quand on exporte un produit de Suisse, le tarif affiché dans les magasins américains atteint facilement trois fois le prix départ d'usine, une fois ajoutés le transport, les marges des intermédiaires… Toute cette valeur ajoutée est déjà réalisée en bonne partie aux États-Unis. Résultat, répercuter l'intégralité des 39% de surtaxe douanière se traduirait, au final, par une hausse de 20 à 25% du prix grand public. Impossible sans provoquer une chute des ventes. Cela passerait d'autant moins que cela s'ajoute aux 12% d'appréciation du franc suisse contre le dollar cette année… Pensez qu'un outil venant de Taïwan n'est taxé qu'à 20% – avec des salaires d'ateliers souvent basés en Chine. Et sans cette appréciation de sa devise.
«S'adapter, innover? En réalité, il n'y a plus de PME qui restent encore sur des produits de masse – celles qui résistent se sont toutes trouvé des marchés de niche», réplique le patron de Felco, entreprise emblématique de l'arc jurassien.
Felco
Quand le choc va-t-il se faire ressentir?
Ce ne sera pas dès lundi. Il y a encore des carnets de commandes. Chez Felco, nous avons environ cinq mois de stock aux États-Unis et les containers actuellement en route ne sont pas taxés. Reste qu'au fil des mois, si le gouvernement ne parvient pas à changer la donne, nous verrons nos parts de marché décliner. Et il faudra mettre en œuvre les scénarios alternatifs.
Comme une… délocalisation?
Nous avons la chance d'avoir déjà une filiale Felco US. Certes, elle ne produit pas, mais génère une partie de la valeur ajoutée des sécateurs vendus aux États-Unis. On planche sur la façon d'accroître cette part de la valeur qui échappe à la taxation. C'est une subtilité que le public a moins en tête – l'origine douanière d'un produit est plus complexe que de simplement vérifier si c'est Swiss made ou pas.
Attirer aux États-Unis les usines reste évidemment l'objectif de l'administration Trump. Pour l'instant, nous ne pouvons entrer en matière. Notre activité, notre savoir-faire sont intimement liés au Val-de-Ruz. Mais si la situation perdure des années? Il faudra bien envisager autre chose.
Certains patrons évoquent une manœuvre consistant à fabriquer sur leurs sites européens, moins taxés…
Même si nous avons des filiales en France et en Belgique, nous produisons uniquement en Suisse. Mais si on se reparle dans trois mois et que rien n'a bougé, j'aurai peut-être une opinion moins tranchée.
Dans l'immédiat, le gouvernement propose d'étendre le système de soutien dit des RHT. Cela aidera?
Bien sûr. Mais il faut garder en tête que ce chômage partiel est destiné aux chocs conjoncturels – pensez à la pandémie. Si cette nouvelle réalité américaine perdure, l'appui au tissu industriel devra prendre une autre forme. Je pense à des crédits d'impôts à l'export, en échange d'engagements sur le maintien de l'emploi.
Certains mettent en avant la résilience d'une économie helvétique qui se serait adaptée à tout, à commencer par cette envolée de la valeur du franc suisse…
On tend surtout à se rassurer avec des discours. Avec de grands indicateurs économiques montrant que la conjoncture résiste. S'adapter, innover? Bien sûr. En réalité, il n'y a déjà plus de PME qui restent encore sur des produits de masse. Celles qui résistent se sont toutes trouvé des marchés de niche. Sur le terrain, la crise s'annonce majeure. Ses effets se feront ressentir avec décalage, au fil des mois et de l'annulation des commandes. D'autant que les effets collatéraux se répercutent sur leurs fournisseurs.
Rien qu'une entreprise comme la nôtre fait appel à plus d'un millier d'entre eux, dont neuf sur dix situés dans un rayon de 180 km. Une récente étude de la BCZ montre que la proportion de l'industrie dans les exportations suisses a déjà chuté de 45 à 26% en vingt-cinq ans. On entend beaucoup parler des géants de la pharma. Mais veut-on conserver un tissu industriel dans ce pays, capable de fournir une gamme de produits à moyenne valeur ajoutée? C'est important en termes d'emplois et de rayonnement de la Suisse.
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Pierre-Alexandre Sallier est journaliste à la rubrique Économie depuis 2014. Auparavant il a travaillé pour Le Temps , ainsi que pour le quotidien La Tribune , à Paris. Plus d'infos
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